FREUD ET LA PUDEUR
texte de Martine Moremon (chercheur en psychologie)
Freud et la pudeur verbale
Sans aucun doute, sous ce biais, la science freudienne, peut revendiquer un regard sur le phénomène pudique. La règle d'énonciation que l'on vient de rappeler veut effectivement écarter "toute tentative de pudeur " . Mais Freud ne l'enregistre pas sous ce jour quand il invite explicitement le patient à parler même quand il répugne à le faire, et justement pour celà.
"Alles sagen" vise à faire apparaître dans le discours un champ interdit. La parole devra alors scrupuleusement dévoiler tout ce qui est censé être exclu dans l'échange conventionnel et, en principe, retenu par l'inhibition que l'on sait. Ainsi la verbalisation en vient-elle à représenter "l'envers impudique de toute parole".
Pour Marcel HENAFF « tout dire » est bien la formule freudienne, la règle fondamentale de l'analyse comme technique de reconnaissance et d'aveu du désir ... "Tout dire" serait ... l'exigence de ne rien cacher, de tout mettre à découvert. La formule est celle de l'effraction... Or remarque cet auteur « tout dire » c'est vouloir en même temps la totalité et l'excès,...) peut-on, être à la fois des deux côtés de l'interdit (- autrement dit de la loi -) dans le même discours" car, "dire tout de ce qu'on doit taire, c'est se mettre en rupture de légalité".
"L'enjeu de cette transgression, de ce crime de lèse-frontières ce sera la destruction de l'ultime réduit (...) de l'interdit,"
lieu où, en droit, l'autre existe qu'il convient de ménager.
L'impudeur située à l'orée de l'investigation psychanalytique est donc situé dans une zone frontière :
"dévoiler cet en deçà, souvent masqué par les lectures aseptisée de la prise de parole".
Malgré de fines analyses, les rapports entre l'effraction impudique et la mise à jour du refoulé conservent une certaine obscurité. L'injonction "tout dire" ne vise d'ailleurs qu'à créer un certain contexte opératoire, sans pour autant conférer une spécificité à l'obstacle pudique, à peine nommé.
En pratique, on pressent cette contradiction qui veut que la pudeur soit la marque de la loi, tandis que l'échec du tout dire est abdication devant le non-dit.
Freud et la pudeur corporelle
On ne s'étonnera donc pas que Freud ait si peu évoqué la pudeur dans son oeuvre, par exemple pour rendre compte des réactions contro-phobiques qui l'entourent la "scène primitive", représentation structurante, indispensable à la mise en forme de nos identités sexuelles.
En fait la défense pudique n'est pas au premier rang dans les observations cliniques du Maître viennois. C'est sans la nommer qu'il saisit son apparition chez l'enfant dans ce bref passage d'une observation célèbre :
" ... Ce matin, Hans (4 ans ½) en se levant, raconte: « Tu sais, cette nuit j'ai pensé: Quelqu'un dit: Qui veut venir avec moi ? Alors quelqu'un dit : Moi. Alors il doit lui faire faire pipi.» ".... ... Le rêve est édifié sur le modèle du jeu, seulement Hans y souhaite que celui à qui appartient le gage soit condamné,....: à faire faire pipi à l'autre.» .... Traduit, le rêve est donc tel : je joue aux gages avec les petites filles. Je demande: « Qui veut venir à moi ?" Elle (Berta ou Olga) répond: « Moi. » Alors elle doit me faire faire pipi. (... ce qui est évidemment agréable à Hans.) Il est clair que l'acte de lui faire faire pipi, à l'occasion duquel on lui ouvre son pantalon et on lui sort son pénis, est teinté pour Hans de plaisir. ...
Hier, comme j'allais l'aider à faire un petit besoin, il me demanda pour la première fois de le mener derrière la maison, afin que personne ne pût le voir et il ajouta: « L'année passée, pendant que je faisais pipi, Berta et « Olga me regardaient. » Cela veut dire, je pense, que l'année passée il lui était agréable d'être regardé, ce faisant, par les petites filles, mais qu'il n'en est plus ainsi. L'exhibitionnisme a maintenant succombé au refoulement. ... J'ai observé depuis, à plusieurs reprises, qu'il ne veut plus être vu faisant pipi."
A 4 ans ½ Hans subit la mésaventure que ses ancêtres bibliques ont connu avant lui : il s'est découvert pudique, ce qui, à cet âge, est conformes aux normes du développement de l'enfant. En cette circonstance Freud nous en livre sont interprétation : elle est pour lui le refoulement de l'exhibtionnisme. Il est curieux de constater que pour Freud :
"le petit enfant manque au plus haut point de pudeur et montre ... un plaisir non équivoque à découvrir son corps en attirant l'attention sur les parties génitales".
La pudeur, très naturellement constitue alors :
"la force opposée à ces perversions (exhibition / voyeurisme"). Ces pulsions qui "ont une connexion intime avec la vie génitale ne s'affirmeront que plus tard, (mais) existent cependant dans l'enfance..."
Subordonner la pudeur à la sexualité est une inéluctable nécessité doctrinale pour le pansexualisme freudien. Dans ce cadre, l'auteur ne ménage pas les hypothèses dans lesquelles il réserve toujours une "place privilégiée à l'infantile", (encore que l'enfant ne soit pas pudique dans les premières années) :
" Au cours de cette période de latence totale ou seulement partielle s'édifient les forces psychiques qui se dresseront plus tard comme des obstacles sur la voie de la pulsion sexuelle et qui, telles des digues, resserreront son cours (le dégoût, la pudeur, les aspirations idéales esthétiques et morales)."
Ou encore :
"Les notions sexuelles de ces années d'enfance seraient, d'une part, inutilisables, dans la mesure où les fonctions de reproduction sont ajournées, ce qui constitue le caractère principal de la période de latence ; d'autre part, elles seraient perverses en soi, c'est-à-dire issues de zones érogènes et portées par des pulsions qui, eu égard à l'orientation prise par le développement de l'individu, ne pourraient susciter que des sensations de déplaisir. Elles éveillent ainsi des contre-forces psychiques (motions réactionnelles) qui, afin de réprimer efficacement ce déplaisir, édifient les digues psychiques déjà mentionnées : dégoût, pudeur et morale5. "
C'est bien la nature de ces contre-forces qui pose problème. Elles paraissent relativement hétérogènes, luttant à la fois contre le plaisir et le déplaisir. Elles ont pour finalité " de neutraliser provisoirement une véhémence infantile ne pouvant trouver de débouché permis ou adéquat". L'enfant peut en effet « être entraîné à tous les débordements imaginables» alors que « les digues psychiques qui entravent les excès sexuels : pudeur, dégoût et morale, ne sont pas encore établies".
"L'édification de «digues» psychiques, créant des inhibitions au rang desquelles on peut compter la pudeur, est donc rapportée originairement par Freud au décalage temporel qui caractérise le passage de l'enfance à l'âge adulte".
Mais l'adulte ? L'auteur s'est si peu posé les problèmes de la pudeur qu'on peut lire dans "essais de psychanalyse" : "Même les besoins dexcrétion admettent, comme cela se voit encore aujourdhui chez les enfants et les soldats, une satisfaction en commun. La seule exception est constituée par lacte sexuel pendant lequel la présence dune troisième personne est tout au moins superflue, cette personne étant, dans les cas extrêmes, condamnée à une attente pénible." (essais de psychanalyse,Petite bibliothèque Payot, p.150)
Ce qui paraît constituer, pour Freud, une explication à ce besoin très général de dissimuler l'acte sexuel.
- Plus directement on lit ailleurs un étrange discours sur :
"la moyenne des femmes n'ayant pas subi l'influence de la civilisation"
dont le nombre serait immense. Ces femmes n'ayant pas acquis ces digues psychiques que sont "pudeur, dégout et morale" deviennent candidates à la prostitution - mais il ne se prononce guère sur cette supposée perversion. Les prostituées sont considérées comme dépourvues de pudeur et la pudeur comme une contrainte apportée par la civilisation. Freud n'a cessé de tenir la pudeur comme, une force de répression que la "civilisation" impose à la sexualité. Dans une vision énergétique, teintée d'anthropomorphisme, il lui donne la fonction d'"endiguer la puissance du sexe féminin" dans son "pullulement immaîtrisable de vie" . .
Monique Schneider note fort justement que la pudeur est souvent enfermée dans une parenthèse où, de façon un peu hétéroclite selon nous, elle côtoie la honte et le dégoût . C'est finalement la notion de "digues" psychiques, qui paraît prévaloir dans la pensée freudienne, au service de ce qui s'y trouve désigné comme les forces civilisatrices. Si parfois la pudeur manque, la cause en est des plus imprécise. Il ne dit rien sur le chapitre particulièrement important de l'impudeur dans les affections psychiatriques graves.
Il saute aux yeux que le raisonnement freudien est construit sur la juxtaposition de concepts plus que précaires et sans grande cohérence épistémologique. Dans un discours qui se veut pourtant résolument matérialiste, la pudeur prend tous les caractères d'une substance surnaturelle de l'âme.
Là n'est peut-être pas l'essentiel : en fait Freud n'interroge jamais la pudeur. Elle est appelée tantôt comme facteur constitué, tantôt comme facteur constituant, mais toujours comme une réponse, qui intervient au moment voulu dans la gestion socio-culturelle des phénomènes pulsionnels de l'individu dans ses rapports avec le social. Mais de cela nous ne tirons aucun savoir supplémentaire.
Autre problème : déni et refoulement
Sur un proche terrain, la recherche freudienne a dévoilé d'autres processus inhibiteurs qui répondent au concepts de déni et de refoulement. Ces notions opportunément introduite dans les sciences de l'esprit n'en sont pas moins sources de confusion pour le problème qui nous occupe. Cliniquement le déni et le refoulement traduisent des ruptures entre l'expression verbale du sujet et le contenu mental supposé. Dans l'échange de parole, ces ruptures de traduisent par la répétition d'impasses relationnelles allant jusqu'au refus d'admettre l'évidence, attestée par le plus grand nombre.
La distinction d'avec la pudeur peut cependant être affirmée sur une opposition très nette : les forces psychiques en jeu dans les phénomènes du déni et du refoulement affectent le contenu idéique, c'est à dire la production de la pensée. Ceci à l'insu du sujet et au bénéfice de l'inconscient qui se voit remanié ou détourné de la vie consciente.
Certes, par voie de conséquence, le déni et le refoulement, affectent inévitablement le discours mais il faut en trouver l'explication en ceci qu'ils altèrent l'énoncé, c'est à dire le message, et non la seule énonciation.
Ce nest pas le cas dans le sujet qui nous intéresse : l'individu pudique ressent vivement l'indisponibilité de sa parole, même si les idées et les désirs sont présents, voire insistants. Sans quoi d'ailleurs la pudeur n'existerait pas. Dans cette situation, où l'énonciation est rebelle à la puissance de l'esprit, le sujet a toujours conscience des censures qui pèsent sur ses paroles comme sur ses actes. Les contraintes sont toujours éminemment ressenties ; cette indubitable lucidité suffit à soustraire la pudeur au domaine freudien dinvestigation qui est justement linconscient . (Lequel, pour être exploré, doit être soustrait à la pudeur...)
Quoiqu'il en soit, en ce domaine, le sujet conserve toujours l'inconscience fondamentale et spontanée des forces font de lui une personne pudique .